Les milieux culturels risquent de prendre comme un choc les 280 pages d'une enquête menée par Olivier Donnat, sous le titre Les Pratiques culturelles des Français à l'ère numérique, dévoilée par le ministère de la culture, mercredi 14 octobre. Dans quelle mesure les Français vont-ils au théâtre ou au musée ? Lisent-ils toujours des livres et lesquels ? Regardent-ils encore beaucoup la télévision ? Comment va-t-on au cinéma ou au concert selon que l'on est un homme ou une femme, jeune ou vieux, riche ou pauvre, parisien ou provincial ?

Cette enquête sur les pratiques culturelles des Français a été conçue et réalisée par le département des études, de la prospective et des statistiques au ministère de la culture et de la communication, sous la responsabilité d'Olivier Donnat, chargé de recherche. Une enquête de terrain a été réalisée par l'Institut de sondage Lavialle (ISL) auprès de 5 004 individus de 15 ans et plus, résidant en France métropolitaine. Elle a eu lieu du 29 novembre 2007 au 10 février 2008. Les personnes étaient interrogées en face-à-face pendant 50 minutes en moyenne. Les champs classiques de la culture, plus la presse, les jeux vidéo, la télévision, la radio et les nouveaux médias étaient abordés en une centaine de questions.

"Les Pratiques culturelles des Français à l'ère numérique, enquête 2008", d'Olivier Donnat, éd. La Découverte/ Ministère de la culture, 284 p., 20 €.

La première étude de ce genre date de 1973. D'autres ont suivi en 1981, 1988 et 1997. Il a donc fallu attendre onze ans avant que ne soit réalisée cette enquête 2008. Un travail d'autant plus attendu qu'entre-temps les ordinateurs et Internet ont débarqué en force dans les foyers. "En 1997, à peine un ménage sur cinq disposait d'un ordinateur, et la proportion d'internautes dans la population française était inférieure à 1 %", écrit Olivier Donnat, auteur de cette étude, comme de celles de 1988 et 1997. Aujourd'hui, 83 % des gens ont un ordinateur à la maison. Hors scolarité et travail, deux internautes sur trois se connectent pendant douze heures en moyenne par semaine. Les pratiques culturelles des Français s'en trouvent évidemment modifiées.

Une nouvelle culture de l'écran . Pendant des décennies, analyse Olivier Donnat, la télévision fut un repère. Les analystes opposaient une culture domestique - les classes modestes qui regardent massivement la télévision à la maison - à une culture de sortie - les classes moyennes et supérieures qui vont au concert ou au théâtre. Plus on regarde la télévision, moins on sort. Et moins on se "cultive".

L'arrivée massive de nouveaux écrans aurait pu intensifier ce "repli sur l'espace domestique", dit Olivier Donnat. Il n'en est rien, au contraire. Une nouvelle culture de l'écran est apparue, qui bouscule le vieux postulat. Les internautes qui vont tous les jours sur la Toile sont ceux qui vont le plus au théâtre, au cinéma, lisent plusieurs livres. Et même si globalement, les jeunes générations, souvent "numérisées", vont moins au théâtre ou au musée, les baby-boomers compensent, écrit Olivier Donnat.

Alors, l'ordinateur au secours de la culture ? Pas si simple. Un jeune passe en moyenne deux heures par jour sur Internet. Jusqu'à quatre heures, il continue de sortir beaucoup. Au-delà de cinq heures passées devant l'écran, il va moins au cinéma, moins au musée, moins au théâtre. Le temps n'est pas extensible, même si les jeunes d'aujourd'hui, pour faire plus de choses, dorment moins qu'auparavant.

Cette nouvelle culture de l'écran sert aussi à se cultiver chez soi : beaucoup écoutent des CD sur l'ordinateur (51 %), téléchargent de la musique (43 %), regardent des DVD et des films téléchargés, etc. Ce tandem ordinateur-sorties fait toutefois des victimes : les pratiques domestiques, et d'abord la télévision. Mais aussi la radio, la lecture des livres et des journaux, ou encore la fréquentation des bibliothèques. Avec, comme souvent, les 15-24 ans en éclaireurs.

Effet générationnel. C'est nouveau et c'est lié à la culture de l'écran : l'effet générationnel joue plus que l'âge dans les pratiques culturelles. Autrement dit, ce que l'on fait à 20 ans, on le fait toujours à 40 et ce qu'on ne fait pas à 20 ans, on ne le fait pas non plus à 40. "C'est vrai pour la lecture d'un livre ou d'un journal", explique Olivier Donnat. Vrai pour la musique classique, que les jeunes ont abandonnée. Vrai pour le rock, qui ne perd pas son public, mais attire de plus en plus des gens mûrs et aisés. Et pour le cinéma ? La fracture est forte entre les jeunes qui plébiscitent les séries et films américains, et les seniors qui optent pour les films français. Ainsi, suivant le principe générationnel, Olivier Donnat trouve "plausible" que dans vingt ans la part de marché du cinéma français - 50 % environ - plonge fortement.

Quelle influence du piratage ? Le piratage des films et des musiques fait partie de cette nouvelle culture de l'écran. Parce que l'acte est illégal, la question a dû être évacuée du sondage et donc de cette étude. Les chiffres montrent que le téléchargement illégal des films n'altère pas, pour l'instant, la fréquentation des cinémas. Selon Olivier Donnat, l'acte d'achat (ou de piratage) d'un film ou d'une musique, à usage domestique, n'a pas d'effet sur l'acte de sortie - aller au cinéma ou au concert. En revanche, la location et l'achat de DVD souffrent. Et les ventes de CD, comme on le sait, sont sinistrées.

Moins de gros consommateurs. Peut-être est-ce un effet de la nouvelle culture d'écran : la multiplication des pratiques, à la maison et à l'extérieur, provoque un émiettement de la consommation culturelle. Et donc une baisse du nombre de gros consommateurs de films ou de livres.

La tendance, il est vrai, était déjà constatée lors des précédentes études. Au cinéma, la fréquentation occasionnelle a augmenté entre 1997 à 2008. Mais elle flanche chez ceux qui se rendent en salle plus de douze fois par an, plus particulièrement les jeunes : leur proportion passe de 33 % à 29 % des 15-24 ans, et de 18 % à 15 % des 25-34 ans.

C'est encore plus vrai avec les livres et journaux. Les moyens et surtout forts lecteurs de livres sont en recul, de 19 % à 17 % de la population. Cette tendance, particulièrement nette chez les jeunes (- 5 points), connaît une exception : les 55-64 ans (+ 2 points). Au total, le livre assiste à un glissement progressif de la catégorie des forts lecteurs vers celle des lecteurs occasionnels, et de cette dernière vers les non-lecteurs.

Le même phénomène se retrouve dans tous les secteurs. La part de visiteurs réguliers est passée de 9 % à 7 % dans les bibliothèques et médiathèques, de 24 % à 22 % dans les lieux de spectacle vivant, de 25 % à 22 % dans les lieux d'exposition et de 18 % à 16 % dans les lieux de patrimoine (trois visites et plus par an).

Toujours plus d'exclus. Un des principaux combats de tous les ministres, depuis près de trente ans, du moins dans les déclarations, est d'élargir l'accès aux équipements culturels, notamment aux gens les plus modestes. C'est un échec. Les chiffres de 2008 sont quasiment identiques à ceux de 1997, et même à ceux de 1988 : les plus riches et les plus diplômés monopolisent l'offre culturelle d'Etat. Le doublement du budget de la culture, en 1981 par François Mitterrand et Jack Lang, n'avait déjà pas changé les conditions d'accès aux équipements. Ce sont les mordus de culture qui en ont profité. L'étude montre même que les ouvriers désertent toujours plus les lieux culturels, sauf les cinémas.

Le boom des seniors. C'est la bonne nouvelle de l'enquête. Les seniors, qu'ils achèvent leur vie professionnelle (55-64 ans), ou qu'ils l'aient déjà quittée (65 ans et plus), tendent les bras aux arts et à la culture. Leur consommation de télévision et de radio, déjà très élevée, a continué à croître. Leurs sorties au cinéma se multiplient, comme leur fréquentation des musées et salles de spectacle.

Les usagers réguliers des équipements sont passés de 14 % à 18 % pour les 55-64 ans, et de 8 % à 11 % chez les 65 ans et plus. Une progression qui peut paraître légère, mais qui tranche avec le recul des autres catégories... Et qui s'explique par la propension toujours plus grande des seniors à sortir le soir. Plus diplômés, plus urbains et plus riches que la génération précédente, ils ont "des pratiques de loisirs moins centrées sur le domicile, en dépit d'un parc audiovisuel domestique beaucoup plus riche", écrit M. Donnat. Ainsi, 65 % des 55-64 ans et 36 % des 65 ans et plus sortent au moins une fois par mois le soir, contre respectivement 53 % et 26 % en 1997. Enfin, ces deux catégories sont les seules à résister à la baisse de la lecture, de livres comme de journaux.

Echec pour le ministère de la culture. Le principe de cette enquête a été imaginé il y a plus de trente ans pour donner des idées au ministère de la culture. Les résultats, constants comme nouveaux, traduisent, il faut bien le dire, l'échec de l'institution. Concentré sur les "beaux-arts", le ministère s'est, de fait, replié sur une culture rétrécie. Les politiques culturelles ne sont parvenues ni à élargir les publics, ni à corriger les inégalités, ni à répondre aux évolutions technologiques. Tout juste le ministère peut-il se dire que sans lui, la situation aurait sans doute été pire...

Michel Guerrin et Nathaniel Herzberg

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