C'est un paradoxe ! Les gouvernements du monde entier commencent à émettre des montagnes de dettes pour financer leurs plans de sauvetage bancaire, leurs programmes de relance et leurs déficits budgétaires creusés par la récession. Et pourtant, le taux auquel les Etats-Unis ou les pays européens empruntent sur les marchés financiers évolue près de ses planchers historiques : il s'est rapproché des 2 % pour l'emprunt à dix ans américain, et il est passé sous les 3 % pour son homologue allemand fin 2008, avant de regagner quelques décimales. Certains économistes se demandent donc si une bulle des emprunts d'Etat n'est pas en train de se former à son tour, et s'interrogent sur les effets de son éventuelle explosion.

La chute des taux d'intérêt publics a été pilotée avec succès par les autorités monétaires. Les banques centrales ont d'abord abaissé leurs taux à court terme, auxquels se refinancent les banques. Outre-Atlantique, ils se situent entre 0 % et 0,25 %. Surtout, le président de la Réserve fédérale, Ben Bernanke, a annoncé le 16 décembre que la Fed pourrait acquérir des bons du Trésor, en plus des achats massifs de titres bancaires et d'institutions publiques auxquelles elle procède déjà. Ce soutien a ouvert "une autoroute à deux fois quatre voies" aux investisseurs en obligations d'Etat, explique Marc Touati, directeur des études de la société de Bourse Global Equities. En trois jours, le taux des emprunts d'Etat américains à dix ans a été divisé par près de deux. Mais l'engouement touche aussi les titres européens. Face aux risques de dépression mondiale, les investisseurs cherchent en effet la sécurité des signatures d'Etats.

Mais la baisse très rapide des rendements risque de provoquer par la suite un retour de balancier. Le marché obligataire américain s'est "clairement transformé en bulle spéculative ces derniers mois", affirme l'économiste Michel Santi. En offrant un rendement de 2 %, les obligations d'Etat américaines sont "de la spéculation, et non pas un investissement", juge également James Montier, stratégiste de la Société générale.

Dès cette année, 1 000 à 1 500 milliards de dollars (730 à 1 100 milliards d'euros) de dettes nettes supplémentaires des Etats-Unis et de pays européens vont arriver sur le marché, selon Jean-Louis Mourier, coresponsable de la recherche économique de la société de Bourse Aurel BGC : "Habituellement, les effets d'offre et de demande sont peu importants sur le marché obligataire, mais là, cela fait beaucoup." D'autant que l'accumulation de réserves financières par les pays émergents - placées en emprunts d'Etat occidentaux - commence à se tarir, avec le ralentissement de leurs exportations vers les Etats-Unis et l'Europe. Financer de tels montants ne sera donc pas si aisé, même si les Etats sont aujourd'hui moins concurrencés par les émissions des entreprises qui, face à la crise, ne peuvent ou ne veulent faire appel au marché.

La Fed s'est dite prête à faire tourner la planche à billets. Mais l'exercice - interdit à la Banque centrale européenne - est très délicat à manier et ne l'a pas été aussi directement depuis la guerre du Vietnam. "La Fed peut monétiser le déficit tant qu'il n'y a pas de défiance généralisée sur le dollar. Celle-ci provoquerait en effet une remontée brutale des taux d'intérêt et des sorties de capitaux", explique M. Mourier, pour qui cette évolution brutale serait très dommageable pour l'économie mondiale, mais reste peu probable. Mais certains pays émergents inspirant moins confiance, comme la Russie, sont déjà confrontés à des doutes sur leur monnaie et, par conséquent, à de fortes remontées de taux.

L'Amérique, elle, ne veut pas répéter l'erreur du Japon, qui avait tardé à "monétiser" sa dette dans les années 1990, s'enfonçant dans la déflation. "Les Etats-Unis préfèrent un peu d'inflation à de la déflation - qui est ce qu'il y a de pire en économie car il est très difficile d'en sortir -, et ils ont raison", dit M. Touati. De plus, ajoute-t-il, la hausse des prix ne menace pas à court terme : "L'inflation en glissement annuel va être négative aux Etats-Unis, comme en France, en Allemagne, dans la zone euro et au Japon à partir du printemps prochain et jusqu'à l'été : cela devrait empêcher les taux d'intérêt de remonter."

Au-delà, cependant, la question reste ouverte. "Si les plans de relance s'avèrent efficaces, il y a un risque de dégradation sensible du marché obligataire", prévient M. Mourier. Attendant - à l'horizon d'un an - une "normalisation des anticipations de récession et une évacuation du risque de déflation", il voit les taux américains à dix ans remonter à 4,20 % "à la suite d'un mouvement continu". Mais si ce mouvement était trop brutal, "un krach - c'est-à-dire une forte hausse des taux, donc une plongée du cours des obligations - pourrait avoir lieu".

Le précédent de 1994 - une hausse de 2 % en un an sur les taux allemands et une panique sur les marchés - pourrait se répéter puisqu'une "forte remontée" des taux à long terme est à prévoir "dans les deux années qui viennent", ajoute Olivier Davanne, associé de la société de gestion DPA Invest : "Il y a bien un moment où la conjonction de la reprise économique - liée aux efforts multiples de relance - et de l'importance des émissions de dette publique constituerait un cocktail explosif sur le marché des dettes gouvernementales." Un tel événement a néanmoins besoin d'un "catalyseur : la fin de la récession et la crainte que les banques centrales remontent leurs taux d'intérêt. Et ce n'est vraiment pas pour tout de suite !", ajoute M. Davanne. "Le risque de krach obligataire existe, mais sans doute davantage à l'échéance de 2010, quand on verra vraiment un retour de l'appétit pour le risque et que les banques centrales pourront se permettre de normaliser leur politique monétaire" en relevant leurs taux d'intérêt, estime Bruno Cavalier, économiste en chef de la société de Bourse Oddo.

Néanmoins, une hausse de deux points des taux d'Etat - les portant entre 5 % et 5,5 % aux Etats-Unis, en Allemagne ou en France - leur ferait seulement retrouver des niveaux "pas extravagants" par rapport au passé, tempère M. Davanne. Aussi, estime-t-il, "la véritable inquiétude" serait qu'une défiance s'installe à l'égard des Etats endettés et des compagnies d'assurance-vie qui ont fortement investi dans leurs titres. La hausse des taux d'intérêt peut alors appeler la hausse et ce "cercle vicieux" conduirait les taux à long terme à 7 %, voire plus : "On parlerait alors à juste titre de krach." Il va falloir choisir entre un bon petit krach lent et un mauvais grand krach...

Adrien de Tricornot
Article paru dans l'édition du 13.01.09

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